Nagel et la Russo-Baltique au rallye de Monaco 1912
Départ de St
Pétersbourg pour la Russo-Baltique de Nagel
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Dans ce sujet, nous allons voir ce qu'il y a lieu de considérer comme étant l'un des plus grands sinon LE plus grand exploit de toute l'histoire du rallye de Monte Carlo qui à l'époque s'appelait encore rallye de Monaco. Il faut en effet se remettre dans le contexte de l'époque afin de mesurer la valeur de cet exploit. Je tiens notamment à signaler que ma principale source d'informations sur ce sujet est l'excellent livre "Monte Carlo, 60 ans de rallye" de Jean-François (voir les sources à la fin de cet article). Rentrons dans le vif du sujet. Tout d'abord, le contexte. Après une première édition du rallye de Monaco qui avait fait grand bruit en 1911, notamment à cause d'un règlement fort complexe et qui ne favorisait pas l'exploit sportif, le rallye de Monaco était fortement menacé. La sixième place au général du capitaine von Esmach, alors que ce dernier avait été le premier à rallier Monaco avec la meilleure moyenne en partant de Berlin (il était de fait un vainqueur moral) avait provoqué un beau remue-ménage. Pour souvenir, le rallye de Monaco qui deviendra rallye de Monte Carlo n'avait que peu de chose à voir avec ce que l'on connaît aujourd'hui. C'était une épreuve routière de concentration vers Monaco. Chaque concurrent choisissait une ville de départ en Europe et devait se rendre à Monaco dans les délais impartis. Mais le rallye était aussi une sorte de concours d'élégance et de confort. Des points étaient attribués suivant le kilométrage parcouru, et, source de discorde, de critères plus subjectifs comme l'élégance de la carrosserie. L'addition des points établissaient le classement général. Là où le bas blesse, c'est que ces critères subjectifs pesaient très lourd dans la balance, comme nous allons le voir. A ma connaissance, le règlement n'a que peu évolué entre 1911 et 1912. Pour plus de détails, je vous propose de lire le sujet sur le rallye de 1911. Par ailleurs, en 1911, avec 23 engagés, seules 20 voitures prirent part au rallye. 18 arrivèrent à Monaco, ce qui fait un plateau plutôt maigre. Mais c'est aussi le meilleur ratio partants/arrivés de toute l'histoire du rallye! Les organisateurs craignaient donc pour la survie de leur épreuve. Cependant, le rallye 1912 se présenta sous de biens meilleurs auspices avec 88 engagés. A cela plusieurs explications: - le rallye 1911 avait beaucoup fait parlé de lui. Aujourd'hui, on dirait qu'il a été médiatique. - l'automobile étant à l'époque en majorité la propriété de personnes aisées, certains ne trouvaient rien de mieux de s'engager non pas pour participer mais pour se faire "mousser" lors de rencontres mondaines (!), du genre "Vous voyez, mooooîîîîî je participe à ce fameux rallye"(!!!). - quelques dandy fortunés participent au rallye. Ce sont les ancêtres de nos "gentleman-driver". - le gain de 10000F (somme colossale à l'époque) de l'année passée donné au vainqueur Rougier attirait bien des convoitises. S'engager pouvait devenir rentable... Les forfaits furent nombreux. Sur les 88 engagés, il y eut 67 partants, dont je vous donne ici le détail par ville de départ: Turin: 2 voitures, ???km; Genève: 8 voitures, 670 km; Paris: 22 voitures, 1020 km; Le Havre: 6 voitures, 1025 km; Boulogne sur Mer: 1 voiture, 1272 km; Vienne: 13 voitures, 1319 km; Bruxelles: 4 voitures, 1310 km; Amsterdam: 4 voitures, 1537 km; Berlin: 6 voitures, 1700 km et enfin: ST PETERSBOURG: 3267 km (on notera le très fort kilométrage de ce dernier parcours). La date et l'heure du départ de chaque ville est établie suivant le kilométrage et une allure théorique établie suivant la difficulté estimée. Les anecdotes lors de cette édition furent assez nombreuses. Je ne m'attacherai ici qu'au parcours d'André Nagel, journaliste de son état. Nagel, audacieux, choisit l’un des parcours les plus longs de toute l'existence du rallye. Il partira de St Petersbourg. Pour ce faire, il utilisera un élégant véhicule de marque russe, un torpédo Russo-Baltique 24-30 HP. Une parenthèse sur Rosso-Baltique: je ne dispose que peu d'informations sur cette marque, mais je sais notamment qu'elle a produit plusieurs modèles exceptionnels pour le Tsar. J'en possède 3 modèles réduits de modèles pour le Tsar de fabrication soviétique. La marque "Russo-Baltique" y est inscrit en caractères cyrilliques, sur les calandres. Et sur les boîtes de ces modèles, la marque est écrite "Russo-Balt". C'est sous cette écriture abrégée qu'elle semble être le plus connue. Mais revenons au modèle de Nagel, où est clairement écrit "Russo-Baltique" en caractères latin sur la calandre. Un torpédo est un type de carrosserie ouverte, plutôt utilisé lors de la belle saison. Or, en janvier, il fait froid, surtout en Russie! Nagel équipe donc sa voiture d'un pare-brise et d'une capote. Comme il n'existe pas encore d'essuie-glace, le pare-brise est découpé à mi-hauteur. Une ouverture est pratiquée dans le plancher afin de faire venir la chaleur du moteur dans l'habitacle. Comme les pneus et les routes de l'époque ne sont pas ce qu'elles sont aujourd'hui, les crevaisons étaient fréquentes. Nagel insère donc dans l'enveloppe de chaque pneu une deuxième enveloppe afin de les rendre moins vulnérables. A l'époque, le démarreur n'existait pas. Il fallait donc lancer le moteur avec une manivelle. C'est justement lors de cette manoeuvre que le coéquipier de Nagel, Mikaïloff, se blesse assez gravement peu avant le départ. Impossible d'établir un nouveau passeport (indispensable car les contrôles aux frontières sont très sévères) pour un autre coéquipier. Mikaïloff part donc avec Nagel, mais ne pourra pas prendre le volant. Nagel conduira alors sur l'ensemble du parcours. Nagel part le 13 janvier à huit heures. La température est de -22°. La neige envahit tout. Malgré le passage la veille d'un véhicule de la société Russo-Baltique afin de tracer des ornières dans la neige de 50 cm d'épaisseur (!), la progression est très difficile. Les premiers kilomètres sont particulièrement lents, et Nagel ne passera sa deuxième vitesse qu'au bout de 90 km! Outre un climat fort rude, l'équipage doit aussi faire face à... la présence de loups! Le 15 janvier, Nagel fait parvenir le message suivant : "J'arriverai si les loups ne nous mangent pas en route et si nous ne gelons pas tout vif". Et les difficultés s'accumulent. Elles sont notamment bêtement techniques: Tous les 500 km, Nagel doit remettre de l'huile moteur. Le froid est si intense qu'il doit à chaque arrêt faire un feu afin de réchauffer l'huile qui commençait à se solidifier dans le bidon! Autre soucis majeur à cause du froid: à chaque halte, en particulier de nuit (il faut tout de même dormir un peu), Nagel se relèvera toutes les deux heures afin de relancer le moteur pour qu'il ne refroidisse pas de trop. Si l'huile se fige, il sera alors impossible de relancer le moteur à la manivelle! Pour éviter que la dynamo ne gèle, il la démonte et dort avec! Nagel a monté des chaînes sur ses roues. Mais à Heideberg, elles sont trop usées. Il continue sans. Après avoir passé Belfort de nuit, un terrible verglas se forme sur la route. Nagel se retrouve bientôt coincé dans une cuvette d'où il ne peut sortir sans chaîne. Il laisse Mikaïloff seul dans la voiture et retourne à pied vers un village. Il entre dans un bistrot et explique à des gens éméchés sa situation, qu'il participe à un rallye et qu'il cherche des chaînes. Le patron en a bien, mais n'accepte de les céder que contre une forte rétribution: 25F de l'époque, ce qui fait fort cher pour de simples chaînes!!! Nagel accepte et le fils du patron part l'aider à les monter sur la voiture. Nagel repart. Il s'arrête 4h en Avignon et reprend son parcours dès l'ouverture du contrôle au matin (des contrôles étaient disséminés sur le parcours des concurrents, mais n'étaient ouverts que le jour; si vous arriviez avec quelques minutes après la fermeture, vous deviez attendre le lendemain matin que le contrôle rouvre pour pouvoir repartir !!! ). Nagel n'arrive pas à savoir si les voitures de Berlin sont déjà passées ou non. Qu'à cela ne tienne! Il décide de rouler le plus vite possible: s'ils sont devant, il les rattrapera. Sinon, il augmentera l'écart. Très fatigué, il roule à l'aveuglette et a le plus grand mal à contrôler sa voiture. Il arrive finalement le 21 janvier à Monaco vers midi, après plus de 8 jours d'efforts permanents et de fatigue. Il est en fait le premier à franchir l'arrivée, à la surprise générale, avec plusieurs heures d'avance sur le capitaines von Esmach, parti de Berlin, alors que les 2 derniers concurrents ne partiront de Turin que le 24 janvier. L'exploit est inimaginable et authentique. Jamais aucun concurrent ne l'égalera. Il faut aussi, outre les conditions hivernales, penser aux difficultés de piloter une automobile des années 10. Ce devait être particulièrement éprouvant, et je ne parle pas des difficultés liées à un réseau routier exécrable qui alimentera encore la légende du Monte dans les années 20 et 30. Mais surtout, le parcours de St-Petersbourg de 3267 km est presque deux fois plus long que celui de Berlin (1700 km). Dans l'ensemble, les conditions météorologiques ont été favorables et 54 équipages sont classés. La moyenne horaire de Nagel est de 16,7 km/h, sachant que le vainqueur de l'épreuve, Julius Beutler sur Berliet, a effectué son parcours Berlin-Monaco à la vitesse moyenne de 29,2 km/h. La meilleure moyenne est obtenue par Chalet, parti de Genève avec 49,85 km/h sur Rochet-Schneider. Mais les difficultés étaient toutes autres pour Nagel, qui en étant le seul à choisir le parcours le plus long et le plus difficile réalise son pari, une performance autrement plus significative que celle des concurrents partis de Berlin. Et pourtant, il ne gagnera pas le général. Car l'attribution des points repose aussi et surtout sur des critères purement subjectifs, telle que l'élégance et l'état général de la voiture. Il est sûr que la Russo-Baltique, après tous ses exploits, n'est pas la plus reluisante! Nagel se fera même dire par le jury que "la capote et le pare-brise détruise l'élégance de la torpédo". Las, Nagel finit finalement... neuvième du classement général, ce qui est particulièrement injuste il me semble. A côté de ça, je trouve le déclassement de Timo Makinen et de neuf autres équipages pour phares blancs "non conformes" en 1966 presque rigolo... (et pourtant je ne trouve pas ça drôle). Voici le classement général de l'épreuve de 1912: 1. Beutler
(Berlier 16 HP), Berlin L'annonce du classement général (avec un retard de plusieurs jours je crois) provoque de la part des journalistes un tollé général. Les tergiversations des membres du jury se perdant dans leurs calculs ont fait grand bruit. Le total des points séparé en points fixes (suivant le km parcouru par exemple) et en points de "côte d'amour" très subjectifs (élégance, propreté, ...) est mal équilibré. La côte d'amour prend trop d'importance. Le jury semble en particulier n'apprécier que les carrosseries fermées, car celles-ci se retrouvent dans les premières positions, à l'opposé des carrosseries ouvertes comme le torpédo Russo-Baltique, de fait fortement pénalisé. Le détail du classement (le nombre de points) ne sera pas divulgué à la presse, ce qui provoque son mécontentement.. A cela s'ajoute des dissensions internes à l'organisation. Le rallye de Monaco ne s'en relèvera pas. Il n'y aura pas d'édition supplémentaire, ni en 1913, ni en 1914. Après la guerre, il faudra attendra 1924 avant de voir apparaître une nouvelle mouture, le rallye de Monte Carlo, organisé par une nouvelle équipe dirigée par Anthony Noghès qui saura retenir les leçons du passé et qui saura faire évoluer le rallye pour le transformer au fil des ans en une grande épreuve automobile écrivant la légende. Anthony Noghès dirigera le rallye pendant toute la période de l'entre deux guerre et jusqu'au début des années cinquante (remplacé en 1953 par Jacques Taffe). Le rallye de Monte Carlo, dont l'origine remonte à 1911, est le plus vieux rallye au monde. Il aura écrit quelques unes des pages les plus riches du sport automobile. Quand on se tourne vers son passé, on peut regretter son évolution actuelle (avis personnel). Mais, quelques soient les modifications de réglementation, le Monte aura toujours un petit quelque chose de spécial. Les exploits ont été et seront encore nombreux. A ce titre, il me semble légitime de donner à Nagel la place qu'il mérite, même si 1912 est pour nous une date lointaine. J'estime que Nagel fait partie intégrante de la légende du Monte-Carlo, et qu'il était intéressant de présenter son histoire qui reste tout de même méconnue.
Philippe
CALLAIS
Sources : *
Jean-François Jacob, "Monte-Carlo, 60 ans de
rallyes", éditions Robert Laffont, 1973
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